La question de l’incompatibilité entre le rôle d’arbitre et l’exercice d’un mandat électif soulève des problématiques juridiques complexes au carrefour du droit de l’arbitrage et du droit public. Cette tension entre deux fonctions distinctes met en lumière les principes fondamentaux d’indépendance et d’impartialité qui gouvernent la mission arbitrale, face aux exigences de représentation et d’engagement politique inhérentes aux mandats électifs. Dans un contexte où l’arbitrage gagne en popularité comme mode alternatif de règlement des litiges, la clarification des frontières entre ces deux fonctions devient primordiale pour garantir l’intégrité des procédures arbitrales et la confiance du public dans les institutions démocratiques.
Les fondements juridiques de l’incompatibilité
L’incompatibilité entre la fonction d’arbitre et l’exercice d’un mandat électif trouve ses racines dans plusieurs textes juridiques fondamentaux. Le Code de procédure civile, en son article 1456, exige que l’arbitre demeure indépendant et impartial jusqu’à l’achèvement de sa mission. Cette exigence constitue le socle sur lequel repose la légitimité même de la procédure arbitrale.
La jurisprudence de la Cour de cassation a progressivement affiné cette notion, notamment dans l’arrêt du 16 mars 1999 où elle a précisé que « l’indépendance de l’arbitre est de l’essence même de sa fonction juridictionnelle ». Cette position a été réaffirmée dans l’arrêt du 20 octobre 2010, établissant clairement que toute situation créant un doute légitime quant à l’impartialité ou l’indépendance de l’arbitre justifie sa récusation.
Du côté des mandats électifs, le Code électoral et les différentes lois organiques relatives aux élus établissent des régimes d’incompatibilités visant à prévenir les conflits d’intérêts. Bien que ces textes ne mentionnent pas explicitement la fonction d’arbitre, ils posent le principe général selon lequel certaines fonctions ne peuvent être exercées simultanément avec un mandat public pour préserver l’intégrité de la fonction élective.
Sur le plan international, les règlements d’arbitrage des principales institutions comme la CCI (Chambre de Commerce Internationale) ou la CNUDCI (Commission des Nations Unies pour le droit commercial international) imposent aux arbitres des obligations de révélation de toute circonstance susceptible d’affecter leur indépendance ou impartialité. L’exercice d’un mandat politique constitue indéniablement une telle circonstance.
Les principes juridiques en tension
- Le principe d’indépendance et d’impartialité de l’arbitre
- Le principe de séparation des pouvoirs
- L’obligation de révélation et de transparence
- La prévention des conflits d’intérêts
Cette incompatibilité s’analyse à travers le prisme de deux concepts juridiques distincts : l’incompatibilité fonctionnelle et l’incompatibilité éthique. La première relève de l’impossibilité pratique d’exercer simultanément deux fonctions exigeantes en termes de temps et d’engagement. La seconde, plus fondamentale, concerne l’impossibilité de garantir l’impartialité requise pour la fonction arbitrale lorsqu’on est engagé dans la sphère politique avec des positions publiques sur des questions potentiellement liées aux litiges à trancher.
L’indépendance et l’impartialité : piliers de la fonction arbitrale
L’indépendance et l’impartialité constituent les deux piliers fondamentaux sur lesquels repose la légitimité de la fonction arbitrale. Ces principes ne sont pas de simples recommandations éthiques mais des exigences juridiques strictes dont la violation peut entraîner la nullité de la sentence arbitrale.
L’indépendance s’apprécie objectivement et concerne l’absence de liens entre l’arbitre et les parties ou l’objet du litige. Elle se manifeste par l’autonomie décisionnelle de l’arbitre, libre de toute pression externe. L’impartialité, quant à elle, relève d’une dimension plus subjective et touche à l’état d’esprit de l’arbitre, qui doit aborder le litige sans préjugé ni parti pris.
Or, l’exercice d’un mandat électif implique nécessairement un positionnement politique, l’adhésion à une idéologie et la défense d’intérêts particuliers, qu’ils soient territoriaux, sectoriels ou partisans. Cette posture politique peut créer, au minimum, une apparence de partialité préjudiciable à la confiance des justiciables dans le processus arbitral.
La Cour européenne des droits de l’homme a développé une jurisprudence constante sur ce point, considérant que même l’apparence de partialité suffit à remettre en cause la validité d’une décision de justice. Dans l’arrêt Piersack c. Belgique du 1er octobre 1982, elle a énoncé que « tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit se déporter ». Ce principe, transposé à l’arbitrage, renforce l’idée qu’un élu ne peut aisément satisfaire aux exigences d’impartialité requises pour la fonction arbitrale.
Les institutions arbitrales ont progressivement durci leurs règles en matière d’indépendance. La CCI, par exemple, exige désormais une déclaration d’indépendance détaillée où l’arbitre doit révéler toute circonstance susceptible d’affecter son jugement ou de créer une apparence de partialité. L’exercice d’un mandat électif figure parmi les éléments devant impérativement être révélés.
Les manifestations concrètes du risque
- Exposition médiatique et prises de position publiques de l’élu
- Défense d’intérêts territoriaux ou sectoriels pouvant recouper l’objet de litiges
- Pressions politiques potentielles sur l’arbitre-élu
- Perception négative par les parties adverses d’un arbitre politiquement engagé
Le Conseil constitutionnel français, dans sa décision n°98-403 DC du 29 juillet 1998, a rappelé l’importance de garanties d’indépendance pour toute fonction à caractère juridictionnel. Bien que non directement appliquée à l’arbitrage, cette jurisprudence constitutionnelle souligne l’exigence d’indépendance inhérente à toute mission de jugement, qu’elle s’exerce dans le cadre étatique ou dans celui de l’arbitrage privé.
Les spécificités des différents mandats électifs face à l’arbitrage
Tous les mandats électifs ne présentent pas le même degré d’incompatibilité avec la fonction d’arbitre. L’analyse doit être nuancée selon la nature du mandat, son niveau territorial et les responsabilités qu’il implique.
Les mandats nationaux, tels que ceux de député ou de sénateur, comportent le plus haut niveau d’incompatibilité. En effet, ces élus participent directement à l’élaboration des lois qui peuvent ensuite être appliquées dans le cadre d’arbitrages. Comment un arbitre pourrait-il appliquer sereinement une législation qu’il a lui-même contribué à créer ou contre laquelle il s’est publiquement opposé ? Le Parlement exerce en outre un contrôle sur l’exécutif et peut être amené à se prononcer sur des questions touchant directement aux intérêts de parties potentielles à un arbitrage.
Les fonctions ministérielles présentent une incompatibilité encore plus marquée. Un ministre incarne l’État dans son domaine de compétence et prend des décisions engageant la puissance publique. Cette position est radicalement incompatible avec la neutralité exigée d’un arbitre, particulièrement dans les arbitrages impliquant des entités publiques ou parapubliques.
Au niveau local, la situation est plus nuancée. Un conseiller municipal d’une petite commune pourrait, dans certains cas, exercer parallèlement des fonctions arbitrales, sous réserve que les litiges ne concernent pas des intérêts locaux. Toutefois, dès que l’on monte dans la hiérarchie des mandats locaux (maire, président d’intercommunalité, conseiller départemental ou régional), les risques de conflits d’intérêts s’intensifient.
Analyse comparative des différents mandats
- Mandat parlementaire : incompatibilité forte (pouvoir législatif et de contrôle)
- Fonction ministérielle : incompatibilité absolue (incarnation de l’État)
- Mandat exécutif local : incompatibilité variable selon l’importance de la collectivité
- Mandat délibératif local : incompatibilité limitée, à apprécier au cas par cas
La question se pose avec une acuité particulière pour les élus-avocats, nombreux dans les assemblées parlementaires. La double casquette avocat-élu est déjà source de questionnements déontologiques; y ajouter celle d’arbitre complexifie encore la situation. Le Conseil National des Barreaux a d’ailleurs adopté une position prudente, recommandant aux avocats exerçant un mandat électif de s’abstenir d’accepter des missions d’arbitrage susceptibles d’interférer avec leur mandat.
Dans certains pays comme les États-Unis, la jurisprudence a développé la doctrine du « political question« , qui conduit les tribunaux à se déclarer incompétents pour trancher des questions à forte coloration politique. Transposée à l’arbitrage, cette doctrine suggère qu’un arbitre-élu devrait se récuser lorsque le litige touche, même indirectement, à des questions politiquement sensibles sur lesquelles il a pu prendre position dans le cadre de son mandat.
Perspectives comparées : approches internationales de l’incompatibilité
La question de l’incompatibilité entre fonction arbitrale et mandat électif reçoit des réponses variées selon les traditions juridiques et politiques nationales. Cette diversité d’approches offre un éclairage précieux sur les différentes façons de concilier ou de séparer ces deux fonctions.
Dans les pays de common law, particulièrement au Royaume-Uni, la tradition d’arbitrage commercial est fortement ancrée et coexiste avec un système parlementaire où de nombreux membres exercent parallèlement des activités professionnelles. L’approche britannique privilégie la transparence et l’obligation de révélation plutôt qu’une incompatibilité stricte. Ainsi, un membre du Parlement britannique peut théoriquement agir comme arbitre, sous réserve de déclarer cette activité au registre des intérêts parlementaires et de se récuser en cas de conflit d’intérêts potentiel.
À l’opposé, les systèmes juridiques d’inspiration germanique, comme en Allemagne ou en Autriche, adoptent une approche plus stricte. La séparation des fonctions y est considérée comme un principe fondamental de l’État de droit. Les juges allemands, par exemple, sont soumis à des restrictions sévères concernant leurs activités annexes, et cette rigueur déontologique s’étend par analogie aux arbitres, particulièrement ceux exerçant des fonctions publiques électives.
Le modèle suisse présente un cas intermédiaire intéressant. La Suisse, place importante de l’arbitrage international, a développé une approche pragmatique. Si aucune interdiction formelle n’empêche un élu fédéral ou cantonal d’exercer comme arbitre, la jurisprudence du Tribunal fédéral a progressivement établi des critères stricts d’indépendance, rendant dans les faits cette double fonction difficile à exercer sans risque de recours contre la sentence.
Dans les pays émergents, particulièrement en Amérique latine et en Asie, où l’arbitrage connaît un développement rapide, la question se pose avec une acuité particulière. Le Brésil, par exemple, a adopté en 2015 une réforme de sa loi sur l’arbitrage qui renforce les exigences d’indépendance et d’impartialité des arbitres, rendant de facto problématique l’exercice simultané d’un mandat politique.
Tendances émergentes à l’échelle mondiale
- Renforcement général des exigences de transparence et d’indépendance
- Développement de codes éthiques spécifiques pour les arbitres
- Multiplication des motifs de récusation liés aux activités publiques des arbitres
- Professionnalisation croissante de la fonction arbitrale
Les organisations internationales comme l’ONU, à travers la CNUDCI, ou le Conseil de l’Europe, contribuent à l’harmonisation progressive des standards d’indépendance des arbitres. Le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI, largement utilisé dans le monde entier, prévoit ainsi qu’un arbitre peut être récusé s’il existe des circonstances de nature à soulever des doutes légitimes sur son impartialité ou son indépendance, formulation suffisamment large pour englober l’exercice d’un mandat politique.
Solutions pratiques et recommandations pour les praticiens
Face aux risques juridiques et éthiques identifiés, plusieurs solutions pratiques peuvent être envisagées pour les professionnels confrontés à cette problématique d’incompatibilité entre fonction arbitrale et mandat électif.
La première approche consiste en une séquentialité stricte des fonctions. Un arbitre élu à un mandat politique devrait systématiquement suspendre ses activités arbitrales pendant la durée de son mandat, ou à tout le moins décliner toute nouvelle nomination. Cette solution radicale présente l’avantage de la clarté et élimine tout risque de conflit d’intérêts, mais peut s’avérer pénalisante pour des professionnels de l’arbitrage dont l’expertise est recherchée.
Une deuxième option repose sur une segmentation thématique rigoureuse. L’arbitre-élu pourrait continuer à exercer des missions arbitrales dans des domaines strictement étrangers à ses responsabilités politiques. Par exemple, un élu local en charge de l’urbanisme s’abstiendrait d’arbitrer des litiges immobiliers ou de construction, mais pourrait potentiellement intervenir dans des arbitrages commerciaux internationaux sans lien avec son territoire. Cette approche nécessite toutefois une vigilance constante et une analyse au cas par cas.
La transparence renforcée constitue un prérequis indispensable, quelle que soit l’option choisie. L’arbitre exerçant ou ayant exercé un mandat électif doit procéder à une révélation exhaustive de sa situation aux parties, non seulement lors de sa nomination mais tout au long de la procédure si des évolutions surviennent. Cette transparence doit s’étendre aux positions publiques prises dans le cadre du mandat qui pourraient avoir un impact, même indirect, sur le litige.
Procédures de prévention et de gestion des conflits
- Élaboration d’une liste de contrôle personnalisée des incompatibilités potentielles
- Consultation préalable d’un comité d’éthique indépendant
- Documentation systématique des mesures prises pour garantir l’indépendance
- Mise en place de « murailles de Chine » entre activités politiques et arbitrales
Pour les institutions arbitrales, l’enjeu est de développer des lignes directrices spécifiques concernant les arbitres exerçant des fonctions politiques. Certaines institutions comme la Cour d’arbitrage internationale de Londres (LCIA) ont déjà intégré dans leurs règlements des dispositions détaillées sur les conflits d’intérêts, qui pourraient être complétées par des recommandations explicites concernant les mandats électifs.
Du côté des cabinets d’avocats qui pratiquent l’arbitrage, la mise en place de procédures internes de vérification des conflits d’intérêts (conflict check) devrait intégrer systématiquement la dimension politique des activités de leurs membres. Un avocat-arbitre envisageant de se présenter à une élection devrait préalablement évaluer l’impact de cette décision sur ses missions arbitrales en cours et futures.
Enfin, la formation continue des arbitres doit accorder une place croissante aux questions déontologiques liées à l’exercice de fonctions publiques. Des modules spécifiques pourraient être développés dans les programmes de certification des arbitres, abordant les cas pratiques d’interférence entre responsabilités politiques et mission arbitrale.
L’avenir de la relation arbitrage-politique : vers une clarification nécessaire
L’évolution des pratiques arbitrales et des exigences démocratiques appelle à une clarification des relations entre arbitrage et engagement politique. Cette clarification devient d’autant plus urgente que l’arbitrage occupe une place grandissante dans le paysage juridique mondial.
La tendance vers une professionnalisation accrue de la fonction arbitrale pourrait naturellement conduire à une séparation plus nette avec les fonctions politiques. De plus en plus d’arbitres exercent cette activité à temps plein, ce qui rend matériellement difficile la conduite parallèle d’un mandat électif exigeant. Cette évolution vers des arbitres « professionnels » répond aux attentes croissantes des parties en termes de disponibilité et d’expertise spécialisée.
Parallèlement, la judiciarisation progressive de l’arbitrage, avec l’adoption de procédures de plus en plus formalisées et le développement du contrôle judiciaire des sentences, rapproche la fonction arbitrale de la fonction juridictionnelle classique. Or, dans la plupart des démocraties, le principe de séparation des pouvoirs impose déjà une incompatibilité stricte entre fonctions judiciaires et mandats politiques.
Le développement de l’arbitrage d’investissement, impliquant directement des États comme parties, accentue encore la nécessité d’une séparation claire. Comment un arbitre exerçant par ailleurs un mandat politique national pourrait-il statuer de manière impartiale sur un litige opposant un investisseur étranger à un État ? Cette question a d’ailleurs conduit à des réformes significatives dans les règlements d’arbitrage applicables aux litiges investisseur-État, notamment au sein du CIRDI (Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements).
Pistes de réforme envisageables
- Inscription explicite de l’incompatibilité dans les textes régissant l’arbitrage
- Création d’un registre public des activités politiques passées des arbitres
- Élaboration d’un code de déontologie unifié à l’échelle internationale
- Mise en place de périodes de « refroidissement » entre mandat politique et fonction arbitrale
Sur le plan législatif, une réforme du droit français de l’arbitrage pourrait explicitement aborder cette question, en intégrant dans le Code de procédure civile des dispositions spécifiques concernant les incompatibilités liées aux mandats électifs. Une telle clarification législative aurait le mérite de sécuriser les procédures arbitrales et de prévenir les contestations tardives de sentences pour défaut d’indépendance.
Au niveau des institutions arbitrales, l’harmonisation des pratiques passe par l’adoption de lignes directrices communes. L’International Bar Association (IBA) a déjà développé des directives sur les conflits d’intérêts dans l’arbitrage international, largement reconnues dans la pratique. Ces directives pourraient être complétées par un volet spécifique concernant les mandats politiques, classifiant les différentes situations selon leur degré de risque pour l’indépendance et l’impartialité.
L’enjeu ultime reste de préserver la légitimité de l’arbitrage comme mode de résolution des litiges, tout en respectant le droit des citoyens à participer à la vie politique. Trouver l’équilibre entre ces deux impératifs constitue l’un des défis majeurs auxquels le droit de l’arbitrage devra répondre dans les années à venir.
