Le régime des concessions administratives connaît depuis plusieurs décennies une évolution significative marquée par l’impératif de mise en concurrence. Cette obligation, issue principalement du droit européen et progressivement intégrée dans le droit français, transforme profondément les relations entre les collectivités publiques et leurs cocontractants. Au cœur de cette mutation se trouve la volonté de garantir la transparence des procédures d’attribution, l’égalité entre les candidats et l’optimisation des ressources publiques. Le présent article analyse les fondements juridiques, les modalités pratiques et les conséquences de cette mise en concurrence devenue incontournable.
Les fondements juridiques de l’obligation de mise en concurrence des concessions
L’exigence de mise en concurrence des concessions administratives prend racine dans plusieurs sources juridiques qui se sont progressivement étoffées et précisées. Cette construction juridique reflète une transformation profonde de la conception même du service public et de ses modes de gestion.
Historiquement, le droit français ne connaissait pas de principe général imposant la mise en concurrence des concessions administratives. La jurisprudence du Conseil d’État reconnaissait aux collectivités publiques une large liberté dans le choix de leurs concessionnaires. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que cette situation a commencé à évoluer sous l’influence déterminante du droit communautaire.
Le Traité de Rome puis les traités successifs ont posé les jalons d’une ouverture à la concurrence avec les principes de libre circulation, de non-discrimination et d’égalité de traitement. La Cour de Justice de l’Union Européenne a joué un rôle majeur en dégageant progressivement un corpus de règles applicables aux concessions. L’arrêt Telaustria (CJCE, 7 décembre 2000) constitue à cet égard une décision fondatrice en imposant des obligations de transparence même pour les contrats exclus du champ d’application des directives.
La consécration législative est venue avec la directive 2014/23/UE du 26 février 2014 sur l’attribution des contrats de concession. Ce texte marque l’aboutissement d’un long processus d’élaboration normative et comble une lacune du droit européen en proposant un cadre juridique unifié pour les concessions de travaux et de services. Sa transposition en droit français s’est opérée par l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 et le décret n° 2016-86 du 1er février 2016, aujourd’hui intégrés dans le Code de la commande publique.
Le cadre constitutionnel français
En parallèle du développement du droit européen, le droit constitutionnel français a connu sa propre évolution. Le Conseil constitutionnel a progressivement élevé au rang de principes à valeur constitutionnelle plusieurs exigences qui viennent conforter l’obligation de mise en concurrence :
- L’égalité devant la commande publique, dérivée du principe d’égalité devant la loi (décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003)
- La protection des deniers publics, rattachée aux articles 14 et 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
- La liberté d’entreprendre, qui implique une ouverture effective du marché aux opérateurs économiques
Cette convergence entre droit européen et droit constitutionnel français a créé un socle juridique solide pour l’obligation de mise en concurrence. Le Code de la commande publique, entré en vigueur le 1er avril 2019, a parachevé cette construction en codifiant l’ensemble des règles applicables aux concessions dans sa troisième partie. Il consacre explicitement les principes de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures.
Le champ d’application de la mise en concurrence
La détermination précise du champ d’application de l’obligation de mise en concurrence constitue un enjeu juridique majeur. Cette question nécessite d’examiner tant la qualification des contrats concernés que les exceptions admises par le droit positif.
La concession est définie par l’article L.1121-1 du Code de la commande publique comme « un contrat par lequel une ou plusieurs autorités concédantes confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service, soit de ce droit assorti d’un prix ». Cette définition, issue de la directive 2014/23/UE, met l’accent sur le transfert du risque d’exploitation comme critère distinctif de la concession.
Le champ matériel couvre ainsi :
- Les concessions de travaux : construction et exploitation d’un ouvrage
- Les concessions de services : gestion d’un service public ou non
- Les concessions mixtes : combinant travaux et services
Un seuil financier détermine l’application des procédures formalisées. Fixé par décret, il s’élève actuellement à 5.382.000 euros HT pour la valeur estimée du contrat. En dessous de ce seuil, une procédure adaptée reste néanmoins obligatoire, respectant les principes fondamentaux de la commande publique.
Les exclusions et dérogations
Le législateur a prévu plusieurs cas d’exclusion où la mise en concurrence n’est pas requise. Ces exceptions, d’interprétation stricte, concernent notamment :
Les quasi-régies (ou « in house ») : lorsque l’autorité concédante exerce sur le concessionnaire un contrôle analogue à celui qu’elle exerce sur ses propres services et que l’essentiel de l’activité du concessionnaire est réalisé pour elle. L’arrêt Teckal (CJCE, 18 novembre 1999) a posé les bases de cette exception, aujourd’hui codifiée à l’article L.3211-1 du Code de la commande publique.
Les droits exclusifs : lorsqu’un opérateur économique bénéficie, en vertu de dispositions législatives ou réglementaires, d’un droit exclusif rendant impossible le recours à une procédure de mise en concurrence (article L.3212-1).
Les situations d’urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles et non imputables à l’autorité concédante, qui ne permettent pas de respecter les délais minimaux exigés pour les procédures formalisées.
La jurisprudence joue un rôle déterminant dans l’interprétation de ces exceptions. Le Conseil d’État adopte généralement une approche restrictive, comme l’illustre l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence (CE, Sect., 6 avril 2007) qui encadre strictement la qualification de service public administratif géré par une personne publique.
Le juge administratif veille particulièrement à ce que les exceptions ne deviennent pas des moyens de contourner l’obligation de mise en concurrence. Ainsi, dans l’arrêt Communauté de communes de Riviera du Levant (CE, 14 novembre 2018), il a précisé les conditions strictes d’application de l’exception de quasi-régie, exigeant un contrôle effectif et opérationnel de l’autorité concédante sur l’entité concessionnaire.
La mise en œuvre pratique des procédures de mise en concurrence
L’organisation concrète d’une procédure de mise en concurrence pour l’attribution d’une concession administrative requiert une méthodologie rigoureuse et le respect d’étapes procédurales précises. La maîtrise de ces aspects opérationnels est fondamentale pour les collectivités territoriales et autres autorités concédantes.
La première étape consiste en une définition claire des besoins de l’autorité concédante. Cette phase préparatoire est déterminante car elle conditionne la pertinence de la procédure et la qualité des offres qui seront reçues. Elle implique une réflexion approfondie sur le périmètre de la concession, sa durée, les investissements attendus et les objectifs de service public. Les études préalables jouent ici un rôle crucial pour évaluer la faisabilité technique, économique et juridique du projet.
Le choix de la procédure constitue ensuite une décision stratégique. Pour les concessions supérieures au seuil européen, trois options principales s’offrent à l’autorité concédante :
- La procédure ouverte où tout opérateur intéressé peut soumettre une offre
- La procédure restreinte qui comporte une phase préalable de sélection des candidats
- La procédure négociée qui permet des échanges avec les candidats pour améliorer les offres
La publicité constitue une étape fondamentale garantissant l’effectivité de la mise en concurrence. Pour les concessions d’importance européenne, la publication d’un avis au Journal Officiel de l’Union Européenne (JOUE) est obligatoire, en plus des publications nationales. Le contenu de cet avis est strictement encadré par l’article R.3122-2 du Code de la commande publique et doit notamment préciser l’objet de la concession, les conditions de participation et les critères d’attribution.
La sélection des candidats et l’examen des offres
L’évaluation des candidatures s’effectue sur la base de critères objectifs liés aux capacités professionnelles, techniques et financières des opérateurs. Cette phase permet d’écarter les candidats ne présentant pas les garanties suffisantes pour exécuter la concession.
L’analyse des offres constitue le cœur de la procédure. Elle doit être menée selon les critères annoncés dans les documents de la consultation, pondérés ou hiérarchisés. Ces critères doivent être non discriminatoires et en lien avec l’objet de la concession. L’arrêt Communauté d’agglomération du centre de la Martinique (CE, 30 juillet 2014) a précisé que ces critères peuvent inclure des aspects environnementaux ou sociaux, dès lors qu’ils sont en rapport avec l’objet du contrat.
La Commission de délégation de service public (CDSP) joue un rôle consultatif majeur dans cette phase pour les collectivités territoriales. Composée d’élus locaux, elle émet un avis sur les candidatures et les offres. Bien que non contraignant, cet avis revêt une importance particulière dans le processus décisionnel.
La phase de négociation, lorsqu’elle est prévue, permet d’affiner les offres et d’adapter la proposition du candidat aux besoins précis de l’autorité concédante. Le Conseil d’État a encadré cette pratique en exigeant le respect du principe d’égalité entre les candidats (CE, 9 août 2006, Compagnie générale des eaux). Les négociations doivent porter sur l’ensemble des aspects du contrat sans en modifier substantiellement l’objet ou les conditions initiales de la consultation.
L’achèvement de la procédure intervient avec la décision d’attribution, qui doit être motivée et notifiée aux candidats évincés. Un délai de standstill doit être respecté entre la notification et la signature effective du contrat, permettant ainsi l’exercice des voies de recours. La transparence exige également la publication d’un avis d’attribution dans les mêmes supports que l’avis initial.
Les enjeux contentieux de la mise en concurrence
Le contentieux de la mise en concurrence des concessions administratives s’est considérablement développé, témoignant de l’importance des enjeux économiques et juridiques attachés à ces contrats. L’évolution des voies de recours a progressivement renforcé l’effectivité du contrôle juridictionnel.
Le référé précontractuel, prévu aux articles L.551-1 et suivants du Code de justice administrative, constitue l’instrument privilégié pour contester les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence avant la signature du contrat. Ce recours, ouvert aux candidats évincés et au préfet, permet au juge de suspendre la procédure et d’enjoindre à l’autorité concédante de se conformer à ses obligations. Son efficacité tient à son caractère préventif et à la rapidité de l’intervention juridictionnelle.
Le référé contractuel, introduit en droit français à la suite de la directive 2007/66/CE, permet de contester la validité du contrat après sa signature dans des cas limités, notamment lorsque les obligations de publicité n’ont pas été respectées ou lorsque le pouvoir adjudicateur n’a pas respecté le délai de standstill. Les pouvoirs du juge incluent l’annulation du contrat, sa résiliation, la réduction de sa durée ou une pénalité financière.
Le recours en contestation de la validité du contrat, issu de la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne (CE, Ass., 4 avril 2014), a ouvert aux tiers un accès élargi au contentieux contractuel. Les concurrents évincés, mais aussi tout tiers susceptible d’être lésé de façon suffisamment directe et certaine, peuvent désormais contester la validité du contrat ou certaines de ses clauses. Ce recours, à exercer dans un délai de deux mois à compter des mesures de publicité appropriées, a profondément modifié le paysage contentieux.
La jurisprudence relative aux irrégularités de procédure
La jurisprudence administrative a progressivement élaboré une grille d’analyse des irrégularités susceptibles d’affecter la validité des procédures de mise en concurrence. Toutes les violations des règles de publicité et de mise en concurrence n’entraînent pas les mêmes conséquences.
Le juge distingue les irrégularités selon leur gravité et leur incidence sur le résultat de la consultation. Dans l’arrêt SMIRGEOMES (CE, Sect., 3 octobre 2008), le Conseil d’État a considéré que seuls les manquements susceptibles d’avoir lésé le requérant peuvent être utilement invoqués dans le cadre du référé précontractuel. Cette approche pragmatique a été confirmée et affinée dans des décisions ultérieures.
Concernant les modifications substantielles du contrat en cours d’exécution, la Cour de Justice de l’Union Européenne a posé des limites strictes dans l’arrêt Pressetext (CJCE, 19 juin 2008). Une modification est considérée comme substantielle lorsqu’elle introduit des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure initiale, auraient permis l’admission d’autres candidats ou l’acceptation d’une offre différente. Le Code de la commande publique a codifié cette jurisprudence aux articles R.3135-1 à R.3135-9.
Les sanctions prononcées par le juge sont modulées selon la nature et la gravité du manquement constaté. Elles peuvent aller de la simple régularisation à l’annulation totale du contrat, en passant par la résiliation ou la réduction de sa durée. Dans certains cas, le juge peut décider de maintenir le contrat malgré l’irrégularité constatée, notamment pour des motifs d’intérêt général, mais en prononçant alors une sanction financière à l’encontre de l’autorité concédante.
Perspectives et défis contemporains de la mise en concurrence
L’obligation de mise en concurrence des concessions administratives continue d’évoluer face aux transformations économiques, sociales et environnementales. Cette dynamique soulève de nouveaux questionnements et appelle des adaptations du cadre juridique.
L’intégration des préoccupations environnementales représente l’un des défis majeurs. La loi Climat et Résilience du 22 août 2021 a renforcé les obligations des autorités concédantes en matière de développement durable. Désormais, les considérations relatives à l’environnement doivent être prises en compte tant dans la définition des besoins que dans les critères d’attribution. Cette évolution s’inscrit dans le cadre plus large de la transition écologique et répond aux objectifs fixés par l’Accord de Paris sur le climat.
Les aspects sociaux prennent également une place croissante dans les procédures de mise en concurrence. L’insertion professionnelle des personnes éloignées de l’emploi, la lutte contre les discriminations ou encore le respect des droits fondamentaux dans les chaînes d’approvisionnement constituent désormais des critères légitimes dans l’évaluation des offres. Le Conseil d’État a validé cette approche dans sa décision Département de l’Isère (CE, 25 mars 2013), reconnaissant la légalité des clauses d’insertion sociale dans les contrats publics.
L’innovation constitue un autre axe de développement majeur. Les procédures traditionnelles de mise en concurrence peuvent parfois freiner l’émergence de solutions innovantes. Pour remédier à cette difficulté, de nouveaux mécanismes ont été introduits, comme le partenariat d’innovation ou les procédures négociées. Ces dispositifs visent à faciliter le dialogue entre les autorités publiques et les opérateurs économiques pour développer des solutions adaptées aux défis contemporains.
La question des services publics locaux
La mise en concurrence des concessions soulève des questions particulières concernant les services publics locaux. La tension entre les exigences du droit de la concurrence et l’autonomie des collectivités territoriales dans l’organisation de leurs services publics reste vive.
Le principe de libre administration des collectivités territoriales, consacré par l’article 72 de la Constitution, garantit à ces dernières une certaine latitude dans le choix du mode de gestion de leurs services publics. Elles conservent la faculté d’opter pour une gestion en régie directe, échappant ainsi à l’obligation de mise en concurrence. Toutefois, dès lors qu’elles choisissent de déléguer la gestion à un tiers, les règles de mise en concurrence s’appliquent pleinement.
Cette situation a conduit à l’émergence de stratégies d’adaptation, comme la création de sociétés publiques locales (SPL) permettant aux collectivités de confier des missions à une entité qu’elles contrôlent entièrement, sans mise en concurrence, en application de l’exception de quasi-régie. Le développement de ces structures témoigne d’une recherche d’équilibre entre respect des règles concurrentielles et préservation des prérogatives locales.
Les services d’intérêt économique général (SIEG) constituent un autre terrain d’articulation entre concurrence et service public. Le droit européen reconnaît la spécificité de ces services et admet certaines dérogations aux règles du marché lorsqu’elles sont nécessaires à l’accomplissement de leur mission. Cette souplesse, confirmée par l’article 106 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, permet de préserver les valeurs du service public tout en respectant le cadre concurrentiel.
La crise sanitaire liée à la COVID-19 a mis en lumière la nécessité de disposer de mécanismes adaptables face aux situations d’urgence. Les assouplissements temporaires des règles de mise en concurrence décidés pendant cette période ont relancé le débat sur la flexibilité nécessaire du cadre juridique. Cette expérience pourrait inspirer des évolutions futures permettant de mieux concilier sécurité juridique et réactivité face aux situations exceptionnelles.
L’avenir de la mise en concurrence des concessions administratives s’inscrit dans un mouvement d’équilibrage permanent entre plusieurs impératifs : garantir la transparence et l’égalité d’accès à la commande publique, préserver l’efficacité de l’action administrative, et répondre aux nouveaux défis sociétaux. Cette recherche d’équilibre continuera probablement de façonner les évolutions législatives et jurisprudentielles dans les années à venir.
